Que signifie l’« exceptionnalisme » japonais ?
Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, le Japon a connu un miracle économique qui n’a été égalé par aucun autre pays dans l’histoire. Le pays est passé d’une terre dévastée par la guerre à l’une des nations les plus prospères de la planète, apparemment du jour au lendemain. Cette transformation spectaculaire a conduit de nombreuses personnes à qualifier le Japon de nation « exceptionnelle », ce qui signifie qu’il fonctionne selon des règles différentes de celles des autres pays et n’est pas soumis aux mêmes limitations.
Les « réflexions théoriques sur les Japonais » (日本人論, nihonjin ron) constituent dans l’archipel un champ de production intellectuel autocentré, souvent présenté comme original mais en réalité peu éloigné des questions que se posaient les nations européennes en voie de constitution, de la Scandinavie à l’Europe centrale au XIXe siècle. Ces théories sont marquées de la même ambiguïté, oscillant selon les périodes entre une volonté défensive de construire une identité en s’appuyant sur des éléments culturels originels oubliés et une affirmation plus offensive de la supériorité de cette identité.
Comme pour la Finlande face à la Russie ou à la Suède, la Hongrie au sein de l’Empire austro-hongrois, ou une Allemagne tentant de s’ancrer dans un héritage culturel « germanique » en opposition au modèle français, la recherche d’une spécificité japonaise s’est d’abord construite sous l’ère Edo, au XVIIIe siècle, avec le mouvement intellectuel des « Études nationales » (国学, kokugaku).
Face à la domination idéologique du modèle classique chinois, les kokugaku visaient à retrouver les racines d’une culture japonaise antérieure. Un siècle plus tard, sous l’ère Meiji, c’est en réaction à l’ouverture forcée sur l’étranger que les théories sur les Japonais se sont à nouveau imposées, s’appuyant sur les succès du Japon pour en faire un modèle unique de modernité non occidental. Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, la renaissance économique remarquable que le Japon a connue et les succès impressionnants des années 1980 ont conduit à un nouvel engouement pour ces « théories sur les Japonais » visant à démontrer le caractère exceptionnel et supérieur de ce modèle sur un universalisme occidental en déclin. Par ailleurs, si les recherches les plus contemporaines tendent à démontrer le caractère métissé de la « race japonaise », l’illusion de spécificité – qui nourrit la volonté de repli sur soi – est loin d’avoir disparu.
Ces réflexions sur la nature des Japonais ont donc pour point commun la recherche des éléments qui feraient du Japon – pays île (島国, shimaguni) – un État unique au monde par l’homogénéité de sa population depuis les temps les plus anciens, la spécificité de sa culture et de sa langue1. Le climat lui-même est invoqué. Oubliant l’Europe et les États-Unis, qui suivent également les changements de saison, y compris dans l’habillement et l’organisation de la maison, ces théories insistent sur le modèle unique des « quatre saisons » qui rythment le passage du temps et créent une psyché particulière2.
Enfin, un dernier élément des « théories sur les Japonais », très intériorisé dans l’opinion publique, tend à présenter le Japon comme impossible à saisir par essence3. Dans une réaction de défense, le principe d’universalité occidental, qui ferait de chaque objet d’étude un moyen d’avancer dans l’analyse et la compréhension de l’autre, est parfois rejeté. Pourtant, dans un ultime paradoxe, beaucoup de ces « théories sur les Japonais » ne sont aussi que le reflet du sentiment d’exotisme projeté de l’Occident, pour qui le Japon idéal ne peut être qu’un Japon étrange et forcément « unique ».
1. En 2019, la population étrangère au Japon ne dépassait pas 2,8 millions d’habitants.
2. Dans le monde occidental comme au Japon, les modes de vie ont considérablement réduit l’importance de ces changements de saison, même si au Japon, ils se traduisent dans les magasins par l’apparition et la disparition de produits qu’il est très difficile de trouver « hors saison ».
3. On retrouve cette même réticence, qui s’oppose à la « prétention universaliste » de l’Occident, en Chine.