Quelle est la portée du procès de Tokyo ?

Quelle est la portée du procès de Tokyo ?

Le procès de Tokyo est un tribunal pénal international qui a fait date. Il a été le premier à juger des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, et a ouvert la voie à de futurs procès de ce type. Le procès a duré de 1946 à 1948, et ses effets se font encore sentir aujourd’hui.

Après la reddition du Japon, le 2 septembre 1945, le Tribunal international pour l’Extrême-Orient a siégé à Tokyo du mois de mai 1946 au mois de novembre 1948. Les forces d’occupation américaines avaient procédé à plusieurs vagues d’arrestations de criminels de guerres inculpés dès le lendemain de la défaite.

Publiée le 19 janvier 1945, la Charte du tribunal définissait trois catégories de crime : les crimes contre la paix (classe A), les crimes de guerre (classe B) et les crimes contre l’humanité (classe C). Paradoxalement, les crimes de guerre de classe A, qui suscitent le plus de polémiques, ne sont pas – contrairement au jugement du tribunal de Nuremberg – les crimes contre l’humanité.

En 1978, les noms des « esprits » (, kami) de 1 068 condamnés comme criminels de guerre, dont ceux des sept condamnés à mort au procès de Tokyo, parmi lesquels le général puis Premier ministre Hideki Tôjô, ont été inscrits dans le registre du temple de Yasukuni, bastion de la faction la plus conservatrice du shintoïsme japonais. La controverse qui en a résulté, réveillée à chaque visite officielle d’un membre du gouvernement japonais, est l’un des principaux héritages du procès de Tokyo.

La polémique est issue du statut de criminel de guerre de classe A, mais aussi de l’ambiguïté qui pèse sur le jugement du tribunal de Tokyo. En effet, sur les quatre-vingts responsables civils et militaires japonais arrêtés au cours des premiers mois de l’occupation, seuls vingt-cinq parmi les plus importants, dont quatre Premiers ministres, trois ministres des Affaires étrangères et six ministres de la Guerre et de la Marine présentés devant le tribunal de Tokyo, seront jugés et condamnés à mort ou à des peines d’emprisonnement1.

Dès sa conclusion, le procès de Tokyo a fait l’objet de contestations qui continuent de peser sur la perception de l’histoire au Japon et en Asie. Pour le juge indien Radhabinod Pal, le procès de Tokyo n’était que l’expression d’une justice de vainqueur, à la légitimité contestable bien qu’il soit composé de onze juges américains, australien, britannique, canadien, chinois, français, indien, néerlandais, néo-zélandais et soviétique. Le concept de « crime contre la paix », qui n’existait pas en 1937, posait notamment problème en raison du principe de non-rétroactivité en droit.

Les États-Unis ont également refusé de prendre en compte les crimes de « bombardements indiscriminés de civils » menés par le Japon contre la Chine, pour ne pas risquer d’être eux-mêmes mis en cause pour les bombardements incendiaires de Tokyo en 1945 ou pour les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki dont la justification stratégique a été contestée.

D’autres ont dénoncé la non-prise en compte par le tribunal de Tokyo des crimes contre l’humanité, et le peu de références aux exactions commises en Chine par certains éléments de l’armée impériale, dont le massacre de Nankin. Pour d’autres, la non-inculpation de l’empereur ni d’aucun autre membre de la famille impériale, dont les pouvoirs sous la Constitution Meiji étaient en théorie considérables, entrait en contradiction avec le concept de crime contre la paix.

En assumant seuls la responsabilité de la guerre, les grands responsables civils et militaires, dont le général Tôjô, ont permis de réhabiliter une fonction impériale menacée par la défaite2. Dernier point qui rencontre un écho contemporain : en condamnant 148 sous-officiers ou officiers coréens comme criminels de guerre, le tribunal de Tokyo a également mis en évidence les liens ambigus de collaboration entre la Corée colonisée et la puissance colonisatrice.

Le développement de la guerre froide en Asie, avec la conquête du pouvoir par le parti communiste en Chine en 1949 et la guerre de Corée en 1950, a transformé le Japon d’ennemi absolu en allié potentiel dans la stratégie de containment mise en place par les États-Unis face à l’URSS et à ses alliés3. En signant le traité de San Francisco en 1951, le Japon s’est engagé à respecter le verdict des procès de Tokyo, mais dès 1950, les libérations sur parole, à l’initiative des forces américaines, s’étaient multipliées. En 1952, l’interdiction de participer aux affaires publiques a été levée pour les criminels de guerre, autorisant le retour de personnalités telles que Nobusuke Kishi, en charge des questions économiques en Mandchourie, devenu Premier ministre de 1957 à 1960.

Contrairement à l’Allemagne, l’absence d’une organisation politique spécifique comme le parti national-socialiste et d’une politique revendiquée de génocide a rendu la distinction des coupables moins évidente. De cette ambiguïté découlent aussi les questions de mémoire non résolues auxquelles le Japon doit encore faire face4.


1. Deux inculpés sont morts avant la fin du procès, le dernier a été hospitalisé pour raisons de santé.

2. Le général Tôjô a tenté sans succès de se suicider dans sa cellule.

3. La stratégie de containment énoncée par le président américain Harry Truman en 1947 avait pour objectif d’endiguer la progression du communisme en Europe et en Asie.

4. L’Australie, la Chine, la France, les Pays-Bas, les Philippines, et l’URSS ont également organisés leurs propres tribunaux, dont 13 en Chine (république de Chine à l’époque) aboutissant à 504 condamnations et 149 exécutions.