Le Japon est-il « occidental » ?
Le débat sur l’occidentalisation du Japon n’est pas nouveau ; en fait, il dure depuis des siècles. Depuis que le commodore Matthew Perry est arrivé au Japon avec sa flotte de navires à vapeur en 1853 et a forcé le pays à ouvrir ses ports au commerce avec l’Occident, il y a eu une lutte entre ceux qui voulaient maintenir le Japon isolé du reste du monde et ceux qui voulaient embrasser les influences occidentales.
Asiatique et en marge géographiquement et culturellement, le Japon occupe une place à part dans sa région. Toute la culture japonaise a été profondément influencée par la culture chinoise, comme la civilisation européenne découle en grande partie des apports grecs et romains. Pourtant, après une longue période d’échanges, c’est très consciemment que le Japon a suspendu au XIIe siècle, avant de les interrompre définitivement, ses grandes ambassades vers la Chine.
Après deux siècles et demi de fermeture, sous la pression des puissances occidentales, le Japon s’est ouvert à nouveau mais a choisi, pour se développer, de « quitter l’Asie » et de se tourner vers l’Europe et le modèle occidental : la restauration Meiji.
Pourtant, la question de l’occidentalisation du Japon n’a jamais été tranchée. Pays asiatique mais développé, dès la fin du XIXe siècle, il a rejoint l’archétype des grandes puissances de l’époque pour se lancer dans une aventure de conquêtes coloniales, puis de conflits, qui aboutira, pour une longue période, à sa marginalisation en Asie. En 1885, un article intitulé « Quitter l’Asie » a été publié par Yukichi Fukuzawa, un théoricien de l’occidentalisation perçue comme une modernisation.
Face aux pressions des grandes puissances occidentales, au premier rang desquelles les États-Unis, seule une stratégie de modernisation accélérée, détachée d’une Asie dominée par un empire Qing incapable de se réformer, pouvait permettre au Japon de s’imposer à l’égal des plus puissants1. En se détachant de l’Asie, le Japon a donc fait sienne, en se plaçant dans le camp des « vainqueurs », une vision du monde binaire, entre Orient et Occident, étrangère à l’Asie.
Pourtant, comme en Chine, le discours officiel proclamait la nécessité d’absorber les techniques occidentales tout en conservant « l’esprit du Japon2 ». Surtout, Tokyo a très vite cherché à s’imposer comme le libérateur de l’Asie face à l’Occident. En 1880, l’association Koakai (高亜会, « Association pour l’élévation de l’Asie ») prônait une modernisation à l’occidentale associée à une solidarité asiatique. Ce positionnement justifiera ses conquêtes militaires mais offrira aussi aux mouvements nationalistes régionaux un modèle original de développement à la fois moderne et non occidental.
Ce détachement de l’« Occident » a par ailleurs été favorisé par le sentiment d’exclusion ressenti après la Première Guerre mondiale. Faisant partie du camp allié, signataire du traité de Versailles, le Japon n’a pu faire accepter la proposition d’inclusion d’une clause d’égalité raciale dans le texte fondateur de la SDN en raison de l’opposition des États-Unis.
Cette double caractéristique n’a pas disparu après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Seul pays asiatique membre du G7, le Japon est souvent qualifié d’« Occidental » en dépit de sa position géographique. Le Japon apparaît comme à la pointe de la modernité et de l’occidentalisation, il est dans le même temps resté profondément « japonais ». Ainsi, de très nombreux mots étrangers, surtout anglais, ont été intégrés depuis la fin du XIXe siècle à la langue japonaise, mais leur transcription passe souvent par une transformation, qui en fait des éléments à part entière du vocabulaire, à peine reconnaissables dans leur langue d’origine3.